Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les aventures passionnantes de Ouin-Ouin la Crevette

8 août 2007

Episode Un: La Menace Fantôme...

Bonjour ,

Ces billets racontent de manière plus ou moins humoristiques mes péripéties de couple avec Ouin-Ouin la Crevette. Si vous avez eu accès à ce blog, c'est que vous me connaissez certainement. Pour les autres, Ouin-Ouin la Crevette est un étudiant de la fac de musicologie de Nice avec qui j'ai eu une liaison en 2005.  Vous trouverez ici tous mes souvenirs sur cette relation désopilante. Aussi, je vous préviens à l'avance, certaines scènes pourront vous choquer. Si vous êtes contre les agressions sexuelles à l'encontre des nounours en éponge et en peluche, bienvenue sur ce blog! Vous trouverez le témoignage poignant de Mirni, mon ourson bleu ciel, dans l'Episode Deux, L'Attaque des Clowns.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

 Je me demande parfois ce qui m’a attirée chez lui. On dit que l’on n’oublie jamais la première impression que vous a faite une personne. Moi, si. La plus ancienne vision que j’ai de lui, je sais qu’elle n’est pas la première que mes yeux ont inscrite. Cela faisait probablement des années que nous nous côtoyions, de l’école primaire à l’université. Nous avons grandi dans la même ville, avons joué dans les mêmes bacs à sable, suivi les mêmes passages secrets au jardin du Tivoli…Peut-être avons-nous même déjà joué, discuté ensemble, sans que je ne m’en souvienne ? Nous fréquentions les mêmes personnes, nous rapportions les mêmes anecdotes en évoquant notre passé de collégiens rejetés, mais étrangement, je n’en ai pas le moindre souvenir, pas même à l’époque si proche du lycée, où nous a, quoique de manières très différentes, marqué le même professeur. Du lycée Carnot, je n’ai pas gardé grand-chose, juste l’odeur des glycines en grappes capiteuses dans la cour mêlées à celle des notes, et à la langueur joyeuse du premier amour (déçu) ; nous dirons donc, l’essentiel en somme. Lui se souvient mieux de moi à cette période. Sans doute je ne pouvais  percevoir ce personnage déjà si tortueux et renfermé, si faible en couleurs ! Si peu semblable à ce et à celui que j’aimais alors en secret, qui était très aimable, drôle, chromatiquement intéressant et désespérément inattentif aux faibles signaux que parfois, je m’aventurais à émettre de derrière le lourd couvercle du piano, dont il jouait surprenament bien.

C’est donc toute triste que j’ai abordé ma première année de fac, à Nice, dans la section musicologique. Triste en écoutant Tallis, Mouton, Lully, Delalande, Bach. Triste en arpentant les kilomètres de ville aux murs roides et aux pelouses molles, triste dormant aux parapets de la Tour Bellanda… Toujours triste, comme si cela était une fatalité, parce que la personne que j’aimais ne m’aimait pas, rien de plus banal et de plus douloureux chez une jeune fille de mon âge. Aussi, lorsque mon regard a croisé celui de Ouin-Ouin à l’atelier choral, un jeudi soir dont je me rappelle très bien, il y a eu comme un allègement furtif en moi. Il avait un air familier, une voix familière…Il portait un pull sombre avec un long manteau noir, une masse mousseuse de boucles noires tombait autour de son visage ; sa chevelure, un vrai ravissement…

Il n’était pas beau du tout selon les critères « conventionnels », mais il correspondait tout à fait à ce qui me plait physiquement chez un homme ; raisonnablement grand, il avait un nez aquilin, cassé et tordu sur le côté (je ne me souviens plus duquel),  un teint diaphane, et des yeux magnifiques dont la couleur vert clair ne parvenait malheureusement pas à compenser la subtile fourberie du regard un peu névrosé, peut-être du à des pupilles constamment en rétractation. Il  se tenait, je me souviens aussi, tout le temps voûté, d’où le surnom de Ouin-Ouin la crevette, également hérité de sa propension à geindre et se plaindre (sa mère le surnommait d’ailleurs Calimero, et lui avait offert un porte-clefs représentant ce personnage, qu’il portait accroché à l’intérieur de sa sacoche, peut-être en signe de ralliement). On avait toujours envie de lui demander quelle question il ponctuait, eut égard à cette distorsion déplaisante et plus ou moins volontaire de la colonne vertébrale, lui conférant, vu de profil, la forme d’un point d’interrogation. Néanmoins, il y avait dans ses traits légèrement ingrats et subtilement pervers une promesse de passion, une intensité dramatique, comme si sous cette poitrine trop étroite se camouflait un cœur en opposition, énorme de tensions accumulées, enclin à vivre une relation pyrotechnique.

Mon premier intérêt fut léger, je le vus, le trouvait plaisant et l’oubliait aussitôt.

La deuxième année de fac fut meilleure, je m’étais fait deux amis avec lesquels nous nous amusions beaucoup, et les heures de cours, enfin le peu auxquelles j’assistais, passais dans une bonne humeur sincère un peu ternie par une tristesse qui s’éteignait déjà. J’avais fini par en prendre mon parti, le garçon que j’aimais depuis des années ne m’aimerait jamais, et puis alors ? Cela ne m’empêcherait en aucune manière de lui dédier mes meilleurs sentiments. Son souvenir s’éloignait inexorablement, puis, lorsque je compris que l’amour ne peut se vivre qu’au présent, toute tristesse me quitta et je goûtai à une paix douce d’où était exempte toute souffrance. Ce furent les moments, mon enfance mise à part, les plus tranquilles, les plus purs de ma vie.

Pourquoi posais-je à nouveau les yeux sur Ouin-Ouin la crevette ? La fatalité.

Une de mes meilleures amies, voyant que le gros du travail s’était accompli, avait pris à cœur d’éliminer chez moi toute trace de ce qu’elle appelait la « tosonite aigue ». Nous avions pris l’habitude, par goût, de nous voir plusieurs fois par semaine. J’appréciais ces journées ; elle venait avec son violon, et je l’accompagnais au piano, ou nous faisions du quatre mains, en discutant de choses et d’autres aussi intéressantes que la pluie et le beau temps, les nouvelles d’amis communs…Nous prenions le thé, mangions des biscuits ; c’était là que nous colportions les nouvelles, puis nous nous mettions à la musique, jouant avec un égal bonheur Chopin, Grieg ou Debussy, ou d’obscurs compositeurs. Malgré son humilité, elle était bien plus douée qu’une autre amie à nous qui se targuait d’une grande culture musicale et n’en possédait qu’un misérable vernis, amie qui la découragea par de vilaines paroles à abandonner l’idée d’une filière musicale (elle tenta aussi de me convaincre de la sorte, elle si peu cultivée qu’elle ne savait pas qui était Rostropovitch, ou disait que les opéras de Mozart étaient les plus faciles !).

Elle s’avisa, au détour de nos discussions, que Ouin-Ouin me plaisait « comme ça ». Il se trouvait que dans l’optique de s’inscrire en section musicologique, elle avait pris avec lui des cours de solfège. Elle me donna donc son numéro, que je conservais précieusement, mon intérêt exacerbé par les taquineries que me faisait mon amie à son sujet. Je décidai donc d’entrer dans une phase d’observation, histoire de voir si cela valait vraiment la peine de se mettre en quatre - encore !- pour un garçon. Effectivement, il me plut de plus de plus. J’avais surement un problème à cette époque, car j’aimais, pendant les heures à l’ensemble vocal, toujours le jeudi soir, regarder ce visage dont même le silence était à la limite de la plainte, ses attitudes gauches qui révélaient clairement ses complexes, ses tics de tressautements qui allaient tant m’écœurer par la suite, lorsque je crus comprendre qu’ils procédaient d’une compulsion masturbatoire et de cette dépendance au porno dont il était sévèrement atteint. Il y avait quelque chose d’attendrissant dans sa figure qui semblait dire « mais ce n’est pas ma faute ! », dans sa voix de ténor saturée de vinaigre, aigue et aigrelette, avec un peu de rage dans le ton, une retenue de frustré qui donnait des envies de le protéger, de le libérer de quelque chose…de lui, du monde…belle utopie…

Je ne peux dire combien d’amples torticolis, combien de fois le cou m’a fait souffrir d’ainsi le regarder, tournant la tête pour le capter de mon regard de myope, tandis que le chef faisait répéter leur ligne aux ténors…Je sentais bien que le phénomène commençait à m’échapper, que peu à peu je commençais à avoir envie de plus que de le regarder…mais cette douce griserie était agréable, cette tiédeur qui m’envahissait (le c…œur bien sûr !) peignait à mon amour déçu de douces lueurs d’estampes…Nous répétions à cette époque, entre autres,la Neuvième Symphonie de Beethoven. Ma voix commençait à se déployer avec plus d’assurance ; je chantais avec cœur. J’aimais sentir derrière moi la puissance des voix masculines, basses et ténors, unies pour chanter la joie avec une virile assurance, l’extase musicale était alors presque semblable à une sensuelle jouissance. Parmi ces voix je cherchais à distinguer celle de Ouin-Ouin ; ce n’était pas la plus jolie, mais elle était aisément reconnaissable, peut-être à cause de cette touche de vinaigre que j’ai toujours trouvé si charmante dans une voix (j’en suis revenue depuis en ce qui le concerne), et lorsque j’y parvenais je me sentais encore plus joyeuse. Je ne sais pas si je tombais réellement amoureuse, ou si c’était parce que par certains côtés il me rappelait celui que je n’avais pas réussi à convaincre de m’aimer (comme si l’on pouvait « convaincre » de ces choses-là…).Le fait était qu’il commençait à ressortir beaucoup plus nettement dans mon paysage, à prendre des reliefs vivants exacerbés, des couleurs croulantes, des rutilances indiscrètes qui parvinrent à le graver dans mes yeux beaucoup sûrement que s’il avait été marqué à coups de poinçons dans ma boite crânienne. Beaux souvenirs de cette période, un « amour » naissant réchauffait stupidement ma petite âme encore meurtrie sous les giboulées de Mars, les flocons de pluie et les pétales de fleurs de pêcher…

Je renouais avec ma gaieté, m’amusais comme une gamine pendant les répétitions, retrouvant mes allures sautillantes. Nous donnâmes plusieurs représentations de la Symphonie en Décembre, une à Auron, et une deuxième au Palais des Festivals à Cannes. Bonheur de patauger dans la neige et l’air sec de la montagne, après un trajet en car comme dans un rêve…Je me souviens bien de mes souliers lie-de-vin en cuir vernis, ravissants, et du regard que Ouin-Ouin me lança lorsqu’il me vut dans ma robe de concert doublée de satin rose. Je virevoltais alors en tous sens dans les coulisses (une atmosphère de soir  rose et de tons chauds…), très contente de moi sur mes petits talons, chantant le thème de l’hymne à la joie. Je passais devant lui sans y prêter une grande attention, car mes amis m’appelaient pour jouer à la sempiternelle bataille corse, mais je remarquais son regard lorsqu’il ne put s’empêcher de se retourner sur moi. Vous pouvez imaginer quelle satisfaction, enfin, il me VOYAIT à son tour !

 Avant le concert, nous sacrifiâmes pour la première fois à ce qui allait devenir la tradition d’avant-scène, vodka pour ma part, vodka  pour François et coca pour Reine-Marie.

A ce stade là je savais que quelque chose allait se passer entre nous, je ne sais pas pourquoi. Le lendemain, j’arrivai la première aux marches du palais des festivals, devant la salle Debussy, et Ouin-Ouin y arriva second. Nous parlâmes donc avec le peu de naturel que l’assurance de quelque chose à venir confère à la discussion la plus banale ; la perfection dans l’art, les couleurs chez Debussy, ma coiffure…Puis, plus rien, pas même un bonjour pendant deux mois. Me voyant si près du but, je désespérais, j’enrageais, je m’arrachais les cheveux ! Non, j’exagère, mais l’impatience me rongeait et les discussions allaient bon train avec Isabelle, de plus en plus explicites. Je me rappelle principalement de l’une d’entre elles, dans un pub de Cannes, où mortes de rire, elle me disait de ne pas désespérer parce qu’elle, elle devait le payer pour le faire venir dans sa chambre, et où je répondais que je le payerai également volontiers si c’était l’unique moyen de l’y introduire !

Nous commençâmes à répéter Die sieben worte Jesu am Kreuze, d’Heinrich Schütz, l’un de mes compositeurs préférés. Comment décrire ces moments ? J’ai toujours aimé la musique sacrée, elle me touche au plus profond de mon cœur. Cette foi transmise l’espace de l’interprétation, cette spiritualité tamisaient mes sentiments d’une aura de pureté, d’extrême tendresse.

Ouin-Ouin commença à me saluer dans les couloirs et même, à me complimenter sur mes tenues, m’avouant à rebours qu’à ces moments il me trouvait, selon ses termes, « désirable ».Je portais une longue robe ajustée, rose et cintrée, je grimpais les escaliers en courant comme à mon habitude, et il m’arrêta pour me dire que ma robe m’allait « très bien, vraiment très bien ». C’était maigre mais c’était un début, non ?

A ce moment-là, j’avais envie d’être avec lui, et je m’étais clairement dit qu’il me plairait bien d’avoir une petite aventure avec. Je tiens à préciser ici que jamais au grand jamais je n’ai attendu un quelconque engagement sérieux de sa part, comme il se plut à le colporter part la suite (« elle m’a fait peur, elle s’est emballée, elle voulait des enfants », est une justification à la lâcheté que la plupart des garçons comprennent aisément, et qui le faisait passer pour la pauvre victime d’une amante hystérique). Si pendant le temps qu’a duré notre relation, il se plaisait à évoquer un éventuel aménagement ensemble, je n’ai jamais attendu plus qu’un peu de considération et de respect, deux choses que je n’ai jamais obtenues.

Il avait des mani(èr)es déroutantes tout de même, soufflant sans s’en rendre compte le chaud et le froid, étant plus qu’aimable un temps puis froid la fois suivante. Cela venait, ainsi que je l’ai appris par la suite, de peurs subies l’année précédente lorsque, puceau téméraire au membre saturé d’impatience, il avait demandé à une fille de sa classe de « sortir avec lui ». Il s’agissait d’une certaine Emma, qui, le « « cheveu gras filasse et la vêture inspirée du linge de maison » selon les termes d’une de ses propres camarades de classe, l’avait fait mijoté, espéré, croire, fantasmé un long moment avant de lui donner, autour de la période d’examen, une réponse fermement négative. Ouin-Ouin en avait été scandalisé, abominé, sa confiance en lui-même avait été réduite à un néant sans nom et sa crédibilité en l’être humain, ramenée à celle d’un rat méfiant de laboratoire ayant trop longtemps marché à la carotte transgénique. Le mal était donc partout, les profiteurs s’infiltraient jusque dans l’ensemble vocal pour profiter des services qu’il était susceptible de rendre. Un soir de répétition à Valrose, je me souviens m’être retrouvée vers onze heures, comme souvent, sans moyen de rentrer chez moi. J’habitais alors à Cannes. Je savais pertinemment qu’il y vivait aussi et y rentrait en voiture (ainsi que d’autres personnes, mais j’avais évidemment mon idée derrière la tête) ; je demandai donc bien fort si une personne rentrait à Cannes et pouvait m’y emmener, mais il était déjà sorti de la salle. Je le rattrapai sur le petit chemin qui descendait jusqu’au portail, au bout des escaliers de pierre, et, ne trouvant pas quoi faire, soudainement sincèrement affolée par la perspective de rester seule à Nice (je goutai plus tard, de toutes façons, à la délicieuse ivresse d’un coucher aux beaux lampadaires par – 3 degrés et robe de cocktail, mais c’est une autre histoire), criai son prénom. Il se retourna, assez surpris (cette expression faisait partie de sa dangereuse palette de gentil petit garçon – que je le trouvai alors joli dans son long manteau noir, avec son pas sautillant / tressautant !), et après explication du cas, me prit dans sa voiture, Adelaïde (d’après le tank de Ravel pendant la guerre si mes souvenirs sont bons). Tout me semblait alors empreint d’un charme supérieur dans ce petit tacot de ferraille blanche aux sièges bleus parsemés de taches de natures diverses, qui démarrait et s’arrêtait en toussant des quintes chétives, du temps infini qu’elle mit à démarrer (réminiscence des voitures sibériennes dont l’essence manque de geler dans le moteur, Lada si chères à mon cœur slave ?) à la prose raffinée de son propriétaire, « Ben qu’est-ce que tu as à me dire, on ne va pas rester là à congeler comme des glaçons ?! »  

Je croyais avoir mis un pied dans la place, mais Ouin-Ouin, d’après des confidences rétrospectives et malgré les encouragements de Fabienne, sa « seconde maman de l’époque » qu’il renia plus tard assez vilainement d'ailleurs, n’osait croire à son bonheur, et demeurait sur l’idée que tous désiraient se servir de commodités qu’il pouvait apporter, sauf celles qu'il tentait en vain de prodiguer gratuitement, et que l'on pourrait assez bien décrire par un généreux mouvement de piston . J’en eus la preuve plus tard après deux semaines pendant lesquelles il m’avait plus ou moins ignorée (mais abondamment regardée). J’avais attendu en vain un bonjour de sa part lors de cette répétition ; ne l’ayant pas reçu, je me dirigeai d’un pas décidé vers lui, à la fin du cours, alors qu’il tressautait devant une machine à encas … Il se tenait bien là, gigotant, le regard fixe, anormalement dilaté, toute l’âme apparemment vissée aux mouvements hypnotiques de sa petite barre de Twix, suivant avec une avidité non dissimulée la progression de sa crasserie au caramel le long du ressort de métal qui devait la libérer entre ses mains palpitantes d’émotion. Polie, j’attendis que ce don divin soit en sa possession pour lui adresser mes salutations. Il ne me répondit pas tout de suite , regarda enfin vers moi avec une face à faire cailler le lait, puis, d’un air glacial, me dit d’une voix tranchante, « Ah, tu es là toi ?! » Comme je ne savais que répondre, un peu confuse et étonnée de sa réaction un tantinet agressive, il me dévisagea avec une espèce de mépris indigné : « Quoi, tu veux que je te ramène, c’est ça ?! ».

A la base, je désirais juste lui dire bonjour, et de toutes façons mon père devait venir me chercher, mais l’occasion était, je l’avoue, assez tentante malgré la brutalité de la proposition. Il interpréta les hésitations inintelligibles pour un oui et me demanda alors de le suivre. Que faire? Je l'ai suivi. Encore lucide, j'eus le temps de me dire, marchant à côté de ce pantin bondissant, qu'il n'avait pas à me parler ainsi. Tout se détendit lorsque, excédée par ses phrases perfides ("Ah, ben, tu n'avais qu'à me le dire que tu voulais seulement que je te ramène chez toi!"), je lui dis spontanément: "Mais je voulais juste te dire bonjour!" Aussitôt, Ouin-Ouin me sourit (il avait un sourire adorable) en m'ouvrant grand les bras pour me faire la bise, s'excuse abondamment: "Ah, mais c'est parce que j'avais faim, j'ai pas mangé", "Je n'ai pas très bien dormi!", et me propose même un bout de son précieux Twix, que j'engloutis après moults hésitations. Dans la foulée, il me demande mon numéro de téléphone, je vois mon père qui repart en rageant vers Cannes dans l'autre sens (c'était assez vilain, je sais)...Le fait de me raccompagner devint dès lors une habitude, ce dont aucun de nous deux ne trouva à se plaindre. Nous discutions de choses et d'autres,principalement de musique, et de temps à autre Ouin-Ouin me frôlait la main ou trouvait un prétexte pour me toucher la joue, ce qui me plaisait d'ailleurs beaucoup. J'avoue que je laissais volontairement trainer cette main près du levier de vitesse, ce qui me valut une petite coupure un jour que Ouin-Ouin y allait trop fort! Il s'en accommoda très bien (moi aussi du reste), me prit la main, la porta à ses lèvres comme s'il allait l'embrasser puis se ravisa, s'étant peut-être demandé si le geste n'auarit pas l'air trop irrévérencieux. Pour dire toute la vérité, j'avais remarqué à cette époque de menus signes d'un caractère dissimulé, frustré, mais j'avais envie de le trouver sympathique parce que j'avais envie d'être avec lui. Il l'était d'ailleurs encore à certains niveaux, assez amusant ( sauf pendant qu'il blaguait au sujet des arabes et des juifs), serviable (j'ai compris plus tard qu'il s'agissait de servilité à des fins bien déterminées), et ce petit pli relevé mignonnement au coin du sourire, auquel j'ai le plus grand mal à résister !... Je me souviens même qu'un soir que nous répétions aux Arlucs, à Cannes la Bocca, la Passion selon Saint-Jean de Jean-Sébastien Bach, notre départ ressembla presque à un enlèvement. Il était venu me chercher sur mon siège à peine la dernière note évaporée; j'en oubliais ma partition dans la précipitation (heureusemnt que notre chef la recueillit!) et tout le monde, surtout mes amis qui s'inquiétaient beaucoup de moi et me cherchèrent longuement, se demanda où j'étais passée. Seule Fabienne avait eu la puce à l'oreille et répondit à Reine-Marie qu'elle se doutait bien de l'endroit où j'étais, et qu'elle ne s'inquiétait pas pour moi...Cette soirée demeure un bon souvenir... C'est pour ce genre de choses que je lui en ai un peu voulu par la suite: se comporter comme un goujat et ternir ces instants précieux comme des miniatures anglaises. Le bruit de nos pas précipités pour gagner sa voiture, moi lui proposant mes talents de cuisinière pour un gâteau au chocolat...Ouin-Ouin ne cessant de répéter qu'il était habitué à ce que les gens se servent de lui, je lui demandais ce que je pouvais faire pour qu'il ne pense pas la même chose de moi. "Accepter que l'on se voit en dehors de la fac", me répondit-il, et vous pouvez imaginer ma joie! Je ne pense réellement pas qu'il ait débuté cette histoire avec l'idée de me nuire autant qu'il l'a fait par la suite. Nous convinmes d'un rendez-vous pour le mardi suivant, qui devait tomber un 23 d'après mon journal de l'époque. Nous avions décidé d'aller rendre visite à son ancien professeur de musique du lycée, Monsieur B., connu de nous deux, et que Ouin-Ouin, sous couvert d'hypocrisie, haïssait, me confiant même qu'il était l'un de ses pires souvenirs au lycée - je crois qu'il devait exagérer quelque peu, car il fayota beaucoup lors de cette visite, mais nous n'y sommes pas encore.

Le concert pour le Festival de la Passion tombait avant notre rendez-vous. Nous devions chanter la Passion à saint-Paul d'Arène. J'arrivai avec un retard tel, à cause du train, que je ratai la dernière répétition, et retrouvait mes amis pendant la pause, dans une brasserie Rue de France. Je compris alors ce que signifiait cette expression, " être pressé comme un citron"; non que la rondelle livide qui barbotait dans le coca de ma copine fut en si piteux état( ceci dit une transfusion ne lui eut pas fait de mal), mais parce que je fus immédiatement, et avec un crescendo que notre chef eut trouvé intéressant, bombardée, harcelée de questions; "Où étais tu?", "Comment es tu rentrée?" "Avec qui es tu rentrée?" "Es tu rentrée avec Franck?" " Tu étais avec lui , allez avoue", jusqu'au final " Tu peux bien nous le dire, Fabienne t'a vue partir avec lui dans sa voiture!" où j'éclatai d'un rire sonore et avouais mes "incartades". Je remarquai avec amusement que nous étions serrés de près par nos amis respectifs dans les coulisses;Ouin-Ouin et moi nous ignorâmes d'ailleurs royalement toute la soirée (par gêne, par pudeur, je ne sais), trouvant tout juste le temps de confirmer notre rendez-vous en nous croisant dans un coin de la salle, à la va-vite.

Argll! le concert fut gratifiant musicalement mais une véritable torture pour mes petits pieds endoloris (et compressés par mes perfides souliers moches et neufs offerts par mon père sans doute au paroxysme de sa déception car j'étais une fille et pas un garçon qui sait?). J'étais pourtant très contente de moi, car j'étais sur scène. Il faut savoir que quelques mois plus tôt j'avais été interdite de concerts car j'avais fait un malaise à une répétition ( oui, on exècre les personnes qui ne sont pas en excellente santé dans les ensembles vocaux, sauf quand ils deviennent un peu bons chanteurs, ce qui fut mon cas par la suite, là on leur demande de se soigner). Un malaise juste du au fait que pendant la pause j'avais bu un demi de rouge sans rien manger (par contre qu'est-ce que nous en avons chanté des chansons ridicules!). Eh oui, j'avais travaillé des mois comme tout le monde pour ça, regarder les autres, debout presque trois heures au fond de l'église dont, je dois confesser avec regret, la responsable de la section musicologique voulut me faire jeter. Elle chargea Ouin-Ouin, parait-il,mais je n'en fus pas le témoin (ou j'aurais piqué une crise de nerfs) de me faire cette commission "va lui dire qu'elle n'a rien à faire ici" (très sympa l'ambiance comme vous pouvez constater, enfin je ne fais que rapporter les paroles de Ouin-Ouin, s'il m'a menti, je n'y suis pour rien Mme la Responsable donc pas de procès en diffamation s'il vous plait et d'ailleurs vous ne pouvez pas m'attaquer si je ne fais que rapporter des dires en le précisant.).

Bref, vous imaginez donc ma satisfaction à être sur scène (depuis, j'ai des satisfactions musicales beaucoup plus intéressantes, je le précise, ne serait-ce que le fait de chanter seule).

Après le concert, je me retrouvais confrontée à un sérieux problème (récurrent): comment allais-je rentrer à Cannes (allais-je dormir à la rue comme cela m'était arrivé deux ou trois fois, allais-je faire encore du stop? Allais-je déranger mon râleur de père dans sa soirée télé avec sa stupide concubine)? Et le gougnafier, enfin non à l'époque le cher aimé de mon coeur/psychisme détraqué débile et borné refusant d'admettre que son vrai amour ne serait jamais sien avait sans doute prévu une fin de soirée entre amis et je me refusais à le déranger dans ses projets. J'arpentais donc le trottoir à la fin du spectacle, comme une péripaticienne triste en manque de clients, en espérant que quelqu'un remarquerait ma détresse et me proposerait de me raccompagner. Ouin-Ouin me remarqua, vint me parler, mais sa voiture était garée devant la fac et ses copains devaient l'y ramener, et il n'y avait plus assez de place dans leur voiture, bref. Complètement ennuyée par ces explications et me résolvant à une nuit sous cartons humides, jeme mis en marche vers la fac (où j'avais repéré un conteneur plein des cartons cités plus haut).

Il faut savoir que de la cathédrale de Saint-Paul d'Arène s etrouve à au moins vingt minutes à pied de la fac, enfin, si l'on ne traine pas en route. Tétanisée par le froid, je mis environ dix minutes. Ne sachant pas quoi faire, je ne fis pas attention au bruit d'une voiture qui s'arretait à proximité, jusqu'au moment où, me décidant à embeter mon père, je ne saisisse le battant des portes d'une cabine téléphonique.

 

 

Publicité
Publicité
Les aventures passionnantes de Ouin-Ouin la Crevette
Publicité
Publicité